Economie de l'innovation, de quoi parle-t-on ?

Cette partie va vous permettre de vous mettre en route pour découvrir les concepts clés de l’innovation. Ce terme est, vous le verrez, un terme polysémique (qui a plusieurs sens). C’est un terme relativement nouveau dans l’histoire alors qu’il renvoie à des réalités beaucoup plus anciennes. Aujourd’hui, c’est une notion assez stable qui renvoie toutefois à des réalités très différentes.

4. Les autres sciences de l'innovation : l'histoire

4.1. L'importance des analyses socio-techniques de l'innovation


L’analyse des techniques est une discipline récente qui a connu ses plus grands développements au XXe siècle, après la crise de 1929, à partir du moment ou la question technologique est devenue centrale dans les sociétés contemporaines.


La vision historique de l'innovation

L’histoire a été un des premiers domaines des sciences sociales à s’intéresser aux innovations dès le XIXème siècle. Les historiens seront fascinés par la puissance, mais aussi la brutalité du machinisme de la révolution industrielle. Mais celles-ci ne constitueront pas un objet d’études particulier. Il faudra attendre l’entre-deux-guerres et la crise de 1929 pour voir émerger cette discipline - l'Histoire des techniques - avec notamment les travaux de Bertrand Gille sur les systèmes techniques. 

Les travaux de Kondratiev, les intuitions de Veblen, mais surtout Joseph Schumpeter ont permis de mettre l’analyse des techniques au cœur de l’analyse des systèmes techniques. 

Ce n’est toutefois que dans les années 80 que cette histoire se développe vraiment. Jusqu’alors, elle reste internaliste, c’est à dire que les chercheurs s’intéressent à une technique particulière et à ses évolutions techniques sans analyser la place de cette technique dans l’évolution du système économique. L’approche internaliste avait dominé les années 1950-1960 avec les œuvres monumentales dirigées par Charles Singer ou Maurice Daumas. 

Lorsque les chercheurs s’intéressent aux conditions sociopolitiques de développement des techniques, l’approche, plus large, est alors qualifiée d’externaliste. 

Dès le milieu des années 1980, le System Dynamic Group du MIT avait revisité l’approche schumpétérienne pour expliquer la crise des années 1970 et annoncé une reprise économique lorsque les technologies, alors embryonnaires, seraient effectivement développées. 

Jacques Ellul, dès les années 1950, a placé la technique au cœur de ses analyses sociotechniques. En 1977, il définissait le « système technicien » comme « ensemble d’éléments en relations les uns avec les autres de telle façon que toute modification de l’ensemble se répercute sur chaque élément », et théorisait le passage de la société industrielle à la « société technicienne ». 

Bertrand Gille, en proposant une approche du système technique intégrant les conditions sociales de son existence, montre qu’une technique isolée n’existe pas et qu’elle doit faire appel à des « techniques affluentes ». Bertrand Gille inclut les techniques et leurs liens avec le système économique et social. Avec cette grille d’analyse, il affirma que l’histoire des techniques est une succession de grands systèmes techniques, que certains systèmes sont restés « bloqués », et que la transition d’un système à l’autre est une « révolution technique ». 

Nous retrouvons ici l’idée de succession de grands systèmes technologiques qui aboutissent à des cycles technologiques (cf. Kondratieff). Nous verrons que cette notion est au cœur des débats sur l’innovation. 

Bertrand Gille comme Schumpeter analyse l’histoire comme une succession des « systèmes techniques » qu’il définit comme l’ensemble des cohérences qui se tissent à une époque donnée entre les différentes technologies et qui constituent un stade plus ou moins durable de l’évolution des techniques. 

Ce qui différencie et fait son originalité, c'est que l'adoption d'un système technique entraîne nécessairement l'adoption d'un système social correspondant afin que les cohérences soient maintenues. Le système technique précède le système social et va bouleverser celui-ci. 

Cette idée est particulièrement fructueuse aujourd’hui pour analyser comment les plateformes comme Uber bouleversent le droit social ou comment les algorithmes vont transformer notre société. Dans son analyse historique, il montre aussi l’existence de systèmes techniques bloqués. Les technologies ne parviennent pas à s’imposer du fait des résistances des systèmes sociaux.

Grâce à Bertrand Gille, les historiens vont rencontrer la sociologie avec la notion de Social Construction of Technologies (SCOT). Ils vont chercher à identifier des processus de construction collective des objets techniques, de co-construction des technologies dans des dispositifs sociopolitiques et culturels inscrits dans leurs temporalités. 

Le Centre de sociologie de l’innovation (CSI) de l’École des Mines de Paris a joué un rôle essentiel dans la diffusion de ces approches en France et dans leur critique dans le débat international. 

Tous ces travaux montrent aussi les conflits suscités par l’innovation, et notamment les résistances à l’adoption et à l’appropriation des nouvelles technologies. Ce sont les innovations porteuses de risques qui provoquent les recompositions les plus notables : chimie, hydrocarbures, nucléaire façonnent des territoires à l’échelle des risques qu’elles portent et de leur perception. Percevoir l’histoire des techniques, non par les seuls acteurs, mais par les espaces dans lesquels se déroulent les processus, conduit à identifier aussi de véritables « logiques spatiales de l’innovation », porteuses de tensions et de conflits ( Yannick Lung et Christophe Bouneau - les territoires de l'innovation, espaces de conflits) 

Toute histoire d’entreprise comprend aussi des développements sur l’innovation comme le montrent les très nombreux travaux de Patrick Fridenson