Les sources de l'innovation

Strona: Plateforme pédagogique de l'Université de Bordeaux (Sciences & Techno.)
Kurs: Innovation : théories et pratiques
Książka: Les sources de l'innovation
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Data: sobota, 27 lipca 2024, 18:31

Opis

Les ouvrages d’économie présentent généralement la question des sources de l’innovation à travers un débat opposant deux modèles : selon le premier - techno-push - l’innovation serait poussée par les inventions techniques voire les découvertes scientifiques, de l’autre elle serait appelée par la demande - demand pull.

1. Introduction

Les ouvrages d’économie présentent généralement la question des sources de l’innovation à travers un débat opposant deux modèles : selon le premier - techno-push - l’innovation serait poussée par les inventions techniques voire les découvertes scientifiques, de l’autre elle serait appelée par la demande - demand pull.



2. Le modèle techno-push

La manière la plus ancienne et la plus courante de représenter l’innovation industrielle est de la voir comme le résultat d’une invention technique voire comme l’application technique et commerciale d’une découverte scientifique (science based).
Vision largement partagée et incarnée par Joseph Schumpeter qui écrivait dans Théorie du développement Économique (1911), "ce sont les producteurs qui initient le changement économique et, si nécessaire, éduquent les consommateurs qui les suivent. "

2.1. Un modèle linéaire


Il s’agit d’un modèle linéaire : les savants découvrent (un nouveau matériau, un processus physique, chimique ou biologique, etc), les ingénieurs développent une technique et conçoivent un produit qui utilise cette découverte et/ou cette invention au profit des consommateurs. L’entreprise diffuse le nouveau produit auprès des consommateurs, le nouveau procédé auprès des autres entreprises.

Ce modèle rend bien compte de certaines innovations par exemple dans le champ thérapeutique : compréhension d’un phénomène biologique, mise au point d’une molécule débouchant sur un nouveau traitement.
Les progrès de l’informatique sont aussi en grande partie dits "techno-push". La diffusion des technologies numériques dans tous les domaines d’activité est une conséquence directe de la miniaturisation des processeurs permise par l’apparition du microprocesseur au début des années 70. Depuis, chaque progrès technique est rapidement intégré par les industriels du secteur et par les entreprises qui incorporent ces nouveautés techniques à leurs produits ou à leurs procédés de production.

Le transfert technologique est une forme particulière de l’innovation techno-push. Une technique conçue dans un domaine est appliquée dans un autre domaine, parfois assez éloigné. L’exemple classique est celui de la locomotive à vapeur : on conçoit un nouveau moyen de locomotion sur la base de la machine à vapeur déjà largement utilisée dans l'industrie. Le lecteur CD est aussi l'application dans le domaine musical d'une technique développée pour la découpe industrielle. La sérendipité, c'est à dire la découverte par hasard de certaines propriétés insoupçonnées d'une technique, est un cas particulier de ces transferts technologiques. L’idée du micro-ondes en est un exemple connu. Elle provient de la fonte accidentelle d’une barre de chocolat dans la poche de Percy Spencer qui dirigeait une usine de magnétrons pour radars. L’anecdote dit qu’il fut d’abord utilisé avec succès pour cuire du pop corn puis un œuf qui explosa à la tête des expérimentateurs.


2.2. La science au coeur de l'innovation

Les ouvrages d’économie présentent généralement la question des sources de l’innovation à travers un débat opposant deux modèles : selon le premier - techno-push - l’innovation serait poussée par les inventions techniques voire les découvertes scientifiques, de l’autre elle serait appelée par la demande - demand pull.

  • Le modèle Techno(logy) Push place la science et la technique à la source des innovations, l’entreprise mettant à la disposition des consommateurs le résultat des découvertes scientifiques et des inventions techniques.
  • Le modelè Demand Pull ou Market Pull considère à l’opposé que l’innovation est avant tout une réponse à la demande et trouve son origine dans les besoins des consommateurs. L’entreprise innovante répond aux nouveaux besoins en proposant de nouveaux produits.

Cette opposition traditionnelle est un peu factice, la plupart des Économistes de l’innovation s’accordant sur l’existence d’une interaction entre d’un côté, les possibilités nouvelles offertes par la science et la technologie et de l’autre, l’évolution des besoins des clients, qu’il s’agisse de consommateurs finaux (B2C Business-to-Consumer) ou d’entreprises (B2B Business to Business).

Dans les modèles les plus récents, les entreprises occupent une place essentielle au cœur du processus de l'innovation, sans pour autant le déterminer. Les modèles que nous allons présenter constituent des références théoriques pour les Économistes. Ils rendent compte aussi de modèles de représentation partagés par les acteurs à la fois du processus d’innovation et de la place de la firme innovatrice au sein de ce processus.

Ces représentations orientent de facto les décisions stratégiques des  entreprises mais aussi des politiques publiques de soutien à l’innovation. Leur pertinence - nous le verrons - est finalement très variable selon le secteur d’activité et la période historique.


2.3. Caractéristiques du modèle techno-push

Le modèle techno-push est séquentiel, linéaire et déterministe : il passe nécessairement par plusieurs étapes.
L’enchainement des phases est univoque (se fait en sens unique) de la science vers la technique et vers le marché.



2.4. Un modèle déterministe

Le modèle techno-push est séquentiel, linéaire et déterministe : il passe nécessairement par plusieurs étapes.

L’enchainement des phases est univoque (se fait en sens unique) de la science vers la technique et vers le marché.


Le modèle techno(logy)-push : caractéristiques


C’est un modèle de l’offre et non de la demande : l’innovation nait de l’apparition d’une nouvelle ressource pour l’entreprise, l’entreprise propose cette innovation aux consommateurs qui l’adoptent ou pas.

Dans cette représentation les innovations trouvent leur origine dans la sphère de la connaissance (scientifique et technique), non dans la sphère économique (on parle d’exogénéité du progrès technique).

Le rôle de l’entreprise innovatrice est de s’approprier la connaissance pertinente et de trouver les moyens techniques d’en faire un produit qui répondra à un besoin, voire de faire naître le besoin par sa proposition nouvelle.

Dans ce modèle, le succès nait mécaniquement de la supériorité du nouveau produit (ou du nouveau procédé), il découle naturellement du progrès de la connaissance et du génie de l’inventeur.
C’est un a priori, un préjugé partagé par beaucoup d’ingénieurs.

Exemples

Le modèle techno-push rend assez bien compte de certaines innovations à fort contenu technique. La mise au point du Concorde est un bon exemple d’innovation techno-push mais aussi des limites de cette représentation : les industriels proposent (imposent ?) au marché un avion supersonique sans se préoccuper de l’intérêt de traverser l’Atlantique en 3h et assez peu des coûts économiques et environnementaux de la solution.

Cette manière de voir l’innovation justifie que l’entreprise investisse beaucoup d’une part en veille technologique pour repérer les inventions profitables, d’autre part en R&D pour concevoir des solutions techniques à partir des découvertes scientifiques ou des nouvelles technologies disponibles.

Cette représentation est aussi largement partagée par les dirigeants politiques et a souvent inspiré les politiques publiques d’innovation.

Le Concorde a beaucoup profité de l’appui des gouvernements français et britanniques. Les plus anciens se souviennent du Plan Calcul voulu par le Général De Gaulle dans les années 1960 pour développer une industrie française du matériel informatique. Elle a conduit à des études et à des programmes d’appui aux recherches sur les technologies-clés imaginées par exemple dans les années 2000 pour 2010 (http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/064000771/index.shtml), .
et plus récemment pour 2020 (https://www.entreprises.gouv.fr/politique-et-enjeux/technologies-cles-2020)


3. Le modèle market-pull

Dans le modèle demand pull ou market pull, à l’inverse, l’origine de l’innovation est le besoin du client (au sens large).



3.1. Le rôle de la demande

En 1966 Jacob Schmookler montre dans une étude comparative inter-industrielle sur les brevets que la demande joue le rôle essentiel dans la capacité des industries à innover, le nombre de brevets déposés étant étroitement corrélé à la taille du marché. Il propose un modèle dans lequel l’entreprise joue un rôle essentiel : c’est elle qui repère le nouveau besoin et qui s’attache à y répondre par un produit adapté au problème posé par le consommateur. La causalité est inversée par rapport au modèle précédent : c’est la perspective de capturer une demande existante qui conduit l’entreprise à investir dans la Recherche-Développement, ce qui génère des innovations.

Beaucoup de nouveaux produits proposés par les entreprises trouvent effectivement leur origine dans les études de marché qui « remontent » des insatisfactions d’utilisateurs mécontents de telle performance ou de telle caractéristique du produit ou de l’absence de telle fonctionnalité souhaitée (on peut citer l’exemple des logiciels professionnels).

L’essentiel des innovations incrémentales trouvent effectivement leur source dans l’observation du marché.

En matière d’innovation de procédé, les historiens de la révolution industrielle montrent le rôle essentiel de la demande dans l’émergence d’innovations techniques répondant à des phénomènes de goulots d’étranglement, en particulier dans le textile avec la course-poursuite à l’innovation mécanique entre filage et tissage. Le rôle incitateur de la demande sur le progrès technique a été souligné par les penseurs keynésiens, en particulier à travers la notion de causalité cumulative de Nicolas Kaldor qui place la croissance de la demande à la source du progrès technique et des innovations, elles-mêmes génératrices de croissance économique.

Dans son apologie des utilisateurs-pilotes Eric von Hippel (1986) donne même à ces lead users - des consommateurs donc - le rôle de concepteur initiaux des innovations de rupture, les entreprises ne se lançant sur le marché que quand une demande est clairement établie et que des perspectives de profits sont envisageables.


3.2. Les limites du modèle market-pull

On a pu reprocher au modèle de Jacob Schmookler de mal expliquer les innovations radicales. Le consommateur ne peut en effet exprimer le besoin d’un produit qui n’existe pas. Il est généralement dépourvu des compétences techniques qui lui permettraient d’imaginer les produits possibles. Voici une première limite au modèle market-pull, nous allons en découvrir d'autres.



3.3. Le produit fait naître le besoin


Le consommateur n’anticipe pas les innovations radicales.


C’est le plus souvent le produit qui fait naître le besoin.

L’observation du consommateur par l’entreprise lui renverra le plus souvent des besoins génériques auxquels peuvent correspondre une infinité de produits. Dans le cas d’une innovation de rupture, le futur marché est par définition inobservable, ses limites étant inconnues. Quels sont les futurs clients potentiels ? Quels signaux observer ?

Observer les signaux faibles

Cette invisibilité du marché-cible des innovations les plus radicales doit conduire l’entreprise à porter une attention volontaire aux signaux faibles, ce qui devrait être le rôle central de l’intelligence économique, comme nous le verrons plus loin.

Pour Igor Ansoff (1975) les signaux faibles (weak signals) sont des informations “fragmentaires et incertaines qui peuvent avoir des répercussions significatives sur l’entreprise” qui se différencient des « signaux forts » qui sont des informations “suffisamment claires et précises pour permettre à la firme d’évaluer leur impact et bâtir des réponses spécifiques”.

Il peut en effet exister des besoins latents susceptibles de s’exprimer à l’arrivée du nouveau produit. Les signaux émis par les consommateurs potentiels peuvent être extrêmement faibles mais leur perception peut donner à l’entreprise un avantage décisif pour la conception d’une innovation radicale.

Cette capacité à percevoir des signaux faibles s’incarne dans l’intuition innovante de certains créateurs ou dirigeants d’entreprises. On cite souvent Steve Jobs, mais on peut aussi citer Louis Schweitzer imposant le projet de voiture bon marché (low cost), la Logan, a son staff plus que réticent ou encore le légendaire Akio Morita, vice-président de Sony, anticipant le succès du Walkman.

Eric Von Hippel (1999) quant à lui propose aux entreprises de repérer certains consommateurs particuliers, ces fameux lead users qui expriment précocement un besoin émergent en expérimentant des solutions répondant à ce besoin spécifique.

De la relativité des modèles opposés.


Les deux modèles de référence ne peuvent expliquer l’origine de l’ensemble des innovations mais peuvent éclairer la réalité de certains secteurs à certaines époques.

Si l’on prend l’exemple de l’informatique l’évolution des techniques y a longtemps été la source principale des innovations mais la dernière période est marquée par une place prépondérante des innovations centrées sur les usages, du web 2.0 aux objets connectés en passant par le smartphone.


4. Les modèles dynamiques contemporains

Pour les penseurs contemporains de l’innovation celle-ci est un processus complexe, dynamique et interactif.
Sa représentation la plus formalisée est fournie par le modèle de Kline et Rosenberg (1986).
Source : Christian Le Bas, 1975, Economie de l’Innovation, Economica, p81.




4.1. L’activité d’innovation est une activité économique spécifique.


C’est une activité « désordonnée » qui engage et concerne des acteurs nombreux et divers au sein de l’entreprise (chercheurs, ingénieurs, commerciaux mais aussi des ouvriers et des techniciens) mais aussi en dehors de l’entreprise (clients, fournisseurs, centres de recherche, etc.) en relation directe ou indirecte avec elle.

L’innovation est un processus nécessairement ouvert comme nous le montrerons dans un prochain module.

L’innovation est une activité volontaire de l’entreprise qui est à la recherche d’opportunités techniques et surtout d’opportunités de marché, plus essentielles encore de l’avis de Kline et Rosenberg.

L’innovation est aussi un processus interactif fondé sur l’apprentissage et régi par un ensemble complexe de boucles de rétroaction (feedback) entre les différents acteurs.
Au centre de ce processus se trouve l’activité de conception (le « design »). Kline et Rosenberg font remarquer que la plupart des innovations trouvent leur origine, non dans une invention mais dans une recombinaison originale d’éléments de connaissance techniques, économiques, commerciaux, etc. Ce travail essentiel de recombinaison est l’apport décisif de l’entreprise innovante. Remarquons également que les grandes entreprises industrielles ont abandonné une vision séquentielle de l’innovation et pratiquent aujourd’hui l’ingénierie concourante, concevant en parallèle le produit et le process, imaginant dans le même temps les partenariats industriels nécessaires, la logistique induite, voire la cible commerciale et les moyens de la convaincre.


4.2. Vers une vision plus systémique de l'innovation

Certains économistes de l’innovation rejettent même la focalisation traditionnelle sur l’entreprise dans la production d’innovations, ne la considérant que comme un simple lieu d’émergence d’un processus socioéconomique qui la dépasse.



4.3. Des dynamiques complexes

Pour Keith Pavitt (2005) le processus d’innovation se situe à la confluence de trois processus se recoupant partiellement :
1. Tout d’abord un processus de production de connaissances scientifiques et technologiques. Processus de plus en plus mondialisé de connaissances de plus en plus parcellaires et spécialisées.
2. Un processus de transformation technique de ce savoir en « objets » : produits, services, procédés, systèmes, un ensemble de réalités de nature de plus en plus complexe car mettant en œuvre différents champs de connaissance.
3. Un processus d’évolution permanente des besoins et de la demande marchande qui intervient de manière de plus en plus active dans le processus d’innovation.

Akrich, Callon et Latour, auteurs en 1988 de deux fameux articles parus dans la revue « Gérer et Comprendre » de l’École des Mines utilisent l’expression de « dynamique sociotechnique »
Pour eux comprendre l’innovation et le changement technique passe par une compréhension des dynamiques sociales qui les portent.
Ces dynamiques de toutes natures entrent en résonance les unes avec les autres et avec le processus d’innovation lui-même qui est à la fois le produit de ces dynamiques et une partie prenante du mouvement des sociétés sur lequel il réagit.
Le processus d’innovation nécessiterait un ensemble de « passes » qui feraient évoluer en même temps les connaissances, la technique, la demande, les représentations des acteurs et lui donnerait une forme tourbillonnaire.
Mais ce mouvement tourbillonnaire est en permanence régulé.
En permanence se construisent et se reconstruisent ce que Madeleine Akrich et ses collègues nomment des compromis « socio-techniques », c’est-à-dire des « vérités » qui sont partagées pendant un certain temps par les acteurs.
Quelles sont les caractéristiques « normales » du produit ? Quelles performances peut-on raisonnablement en attendre ? Mais aussi, quelles performances peuvent-être attendues des process de production et d’innovation (la rentabilité elle-même étant un construit social, comme le montre l’exemple de la coulée continue).
Les phases d’innovations de rupture sont des moments de remise en cause de ces représentations partagées et de redéfinition profonde de ces compromis sociotechniques. Le cas du low cost en est un exemple emblématique comme je l’explique dans une video complémentaire du cours.

Au-delà d’un débat théorique un peu formel, l’ensemble des modèles que nous avons examinés dans cette partie rendent compte de représentations qui inspirent les choix stratégiques des entreprises. Nous verrons dans les parties suivantes que la prise en compte par l’entreprise de la complexité du processus d’innovation et de sa nécessaire ouverture est un enjeu essentiel et présente des difficultés qui renforcent son caractère incertain.