Pourquoi innover ?

Site: Plateforme pédagogique de l'Université de Bordeaux (Sciences & Techno.)
Cours: Innovation : théories et pratiques
Livre: Pourquoi innover ?
Imprimé par: Visiteur anonyme
Date: vendredi 22 novembre 2024, 00:35

Description

Pourquoi les entreprises innovent mais aussi pourquoi beaucoup hésitent à innover de manière radicale ?  Nous analyserons les sources sur lesquelles s’appuient les entreprises pour innover en nous intéressant à un débat de référence entre primauté des découvertes scientifiques et techniques vs demande des consommateurs.

1. L'innovation, moteur de croissance pour l'entreprise

Pourquoi l’entreprise a-t-elle intérêt à innover ?
Les économistes répondent généralement : parce qu’elle y trouve un avantage économique en termes de croissance et/ou de profits.


1.1. L’innovation donne un avantage compétitif à l’entreprise


Le premier intérêt que trouve l’entreprise à proposer un produit nouveau ou à améliorer sa manière de produire est de modifier les conditions de la concurrence en sa faveur.

Être le premier à proposer un produit nouveau offre l’avantage incomparable d’être débarrassé de ses concurrents, de se retrouver pour un temps plus ou moins long en situation de monopole. Cette situation est favorable à la croissance de l’entreprise. Elle est aussi à l’origine de bénéfices exceptionnels que les économistes nomment une rente de situation, ici une rente de monopole.

L’entreprise innovante est en effet libérée de la pression concurrentielle puisqu’elle est la seule à proposer ce nouveau produit et peut donc imposer un prix très lucratif aux consommateurs.

Cette rente de monopole est une rente provisoire liée à un avantage qui disparait progressivement au fur et à mesure que des concurrents imitent le produit innovant. Une rente comparable existe dans le cas d’une innovation touchant aux procédés de production ou à l’organisation du travail. Ces innovations sont généralement génératrices de gains de productivité ou d’économies d’intrants, donc de baisse du coût de chaque unité de produit vendu (coût unitaire ou coût moyen).
En vendant au même prix que ses concurrents (prix du marché) l’innovateur bénéficie d’une augmentation parfois considérable de sa marge grâce à la réduction de ses coûts.
L’introduction des méthodes de production de masse (chaîne d’assemblage) par Henry Ford avec le modèle T lui a permis ainsi qu’à la Ford Motor Company d’amasser des profits considérables tout en doublant le salaire ouvrier (5$ a day) et en baissant le prix du véhicule.

L’innovateur en effet profite généralement de son avantage-coût pour baisser son prix de vente ; le nouveau procédé ou la nouvelle organisation du travail lui permet ainsi de prendre des parts de marché à ses concurrents tout en maintenant une marge confortable.

Si l’on veut généraliser, l’innovation est une source de gains de compétitivité pour l’entreprise, de compétitivité-prix par l’abaissement des coûts dans le cas d’une innovation de procédé, de compétitivité hors prix (ou structurelle) dans le cas d’une nouveauté jugée qualitativement supérieure par le consommateur…





1.2. Des avantages dynamiques à moyen terme

Les économistes industriels proposent d’autres arguments qui prennent en compte la dynamique de l’innovation et des industries.


1.3. L’avance irrésistible du pionnier.

L’avantage du « first mover » (celui qui innove le premier) ne se réduit pas à sa rente provisoire de monopoleur. Il prend souvent une avance irréductible sur ses concurrents, même si les imitateurs bénéficient inévitablement d’un coût d’entrée réduit. Il bénéficie à plein des baisses de coûts engendrées par la courbe d’apprentissage (learning curve). Au plan qualitatif, le pionnier accumule une expérience, des compétences qu’il pourra réutiliser pour maintenir son avance technologique et concevoir de nouvelles innovations.

L’exemple du marché des monospaces (années 80-90)

Prenons l’exemple de l’évolution du marché des monospaces créé par l’arrivée de l’Espace, le premier monospace lancé par Renault-Matra en 1984.Même s’il a été rapidement imité par ses concurrents (alliances PSA-Fiat et VW-Ford), Renault a pu sur la base de ce succès améliorer son produit (versions nouvelles) et surtout ouvrir de nouveaux créneaux originaux : celui des monospaces compacts avec le Scénic et celui des mini-monocorps avec la Twingo, trouvant ainsi de nouveaux relais de croissance à partir de l’innovation originelle.

Sustaining innovations

L’innovateur est ainsi à l’origine d’innovations induites, ce que Clayton Christensen nomme « sustaining innovations » au sens où elles confortent la structuration de l’industrie. Dans les années 90 Sony apporte plus d’une vingtaine d’améliorations à son walkman, maintenant l’avance sur ses imitateurs malgré un prix plus élevé. De la même manière, depuis le milieu des années 2000, Samsung maintient sa position de leader par un flux ininterrompu d’innovations incrémentales sur le marché des téléphones ou des écrans TV.La démarche d’innovation va ainsi permettre à l’entreprise de développer sa base de connaissances et son réseau d’information, par exemple en assurant des partenariats avec les laboratoires de recherche.

Le first mover est aussi celui qui crée le produit de référence, le standard, qui instaure les règles du marché qu’il impose à ses clients, à ses fournisseurs, à ses concurrents. Des règles qui lui conviennent, qui correspondent à ses compétences, à ses ressources spécifiques, aux complémentarités qu’il maîtrise.

 On peut considérer comme Neil Fligstein qu’il « crée » ou qu’il « fabrique » le marché en imposant ce qu’Abernathy et Utterback nomme le dominant design, le concept dominant de ce marché. Enfin, l’innovation (réussie) donne un avantage à l’entreprise en termes d’image, élément essentiel de différenciation de l’offre et d’accroissement du « consentement à payer » du consommateur, donc du niveau de marge du producteur.

Cette image positive d’innovateur favorise aussi l’acceptation par le consommateur des innovations futures proposées par la firme. Sony en a beaucoup bénéficié pour s’imposer sur les marchés high-tech dans les années 70 et 80 ; Apple, Google ou Samsung en bénéficient largement aujourd’hui. Cette image positive influence aussi positivement l’implication des salariés, le recrutement des compétences, la collaboration interfirmes, etc.

Pourtant malgré tous ces avantages de l’innovation, surtout de l’innovation la plus radicale, beaucoup d’entreprises ne se posent pas en leader en matière d’innovations. Pourquoi ? Parce que, si l’innovation donne un avantage déterminant à l’entreprise qui réussit à l’imposer, l’investissement en la matière est coûteux et surtout très hasardeux.


2. Le processus d'innovation est coûteux et risqué

Rappelons-nous que le terme d’innovation assimile deux réalités : d’un côté le résultat positif attendu, de l’autre le processus qui peut conduire à ce résultat.
Or si l’innovation réussie est une excellente chose, le processus qui y conduit est coûteux et très risqué, au point de mettre en danger la pérennité-même de l’entreprise.

2.1. Le processus d’innovation est coûteux à chaque étape



Coûteux en dépenses de R&D pour concevoir le nouveau produit, coûteux en nouveaux équipements pour le produire, en investissements divers pour utiliser le nouveau matériau ou le nouvel intrant en général, pour implémenter le nouveau procédé ou la nouvelle organisation du travail.

Les coûts engendrés par le développement d’une nouvelle génération de microprocesseurs dépasseraient ainsi 1 milliard de $. Même ordre de grandeur pour la mise au point d’un nouveau médicament ou le lancement d’un nouveau modèle d’automobile.
L’innovation peut impliquer de réorganiser la chaîne d’approvisionnement, avec tous les investissements et coûts de transaction [Les coûts de transaction - évoqués dès 1937 par l’économiste Ronald Coase dans son article The Nature of the Firm - sont les coûts supportés par les participants à une transaction marchande. Ses coûts sont constitués par les coûts de recherche et de traitement des informations (prix, qualité, etc), les coûts de négociation et d’établissement des contrats commerciaux et les coûts de contrôle de l’exécution du contrat.] induits. Il faudra recruter de nouvelles compétences, lancer des campagnes de communication importantes pour faire une place au nouveau produit sur le marché, etc.
Toutes ces dépenses sont largement indépendantes du succès ou de l’échec de l’innovation, ce sont des coûts fixes qui ne dépendent pas du volume de production réalisé, de la quantité de produits qui sera finalement vendue. Même si certains de ces investissements ou embauches seront en partie adaptables à d’autres fins, nous pouvons qualifier ces coûts d’irrécouvrables (sunk costs en anglais) : ils grèveront définitivement le budget de l’entreprise en cas d’échec ou de retrait.

L’histoire fourmille d’innovateurs ruinés par une innovation à succès, les charges financières de l’investissement initial apparaissant bien plus tôt que les gains espérés par l’innovation qu’ils avaient conçue. On pourrait citer André Citroën, le Henry Ford français, qui dût revendre son entreprise en 1934 avant que sa Traction Avant ne s’impose comme une référence en termes de produit et de process.

L’ innovation est risquée

Au-delà du coût le problème essentiel de l’investissement innovant est celui de son incertitude.

L’innovation est coûteuse, elle est surtout hasardeuse. Incertaine par nature. C’est toujours un pari risqué. La très grande majorité des projets d’innovation – surtout les plus radicaux - sont des échecs.

Le nouveau produit sera-t-il un succès ?
Dans le cas d’une innovation-produit, l’incertitude radicale concerne d’abord l’intérêt du consommateur pour ce nouveau produit ou service.
Si pour certains la nouveauté est en elle-même attractive, le plus souvent le nouveau produit perturbe le client qui a des habitudes de consommation. Observez les rayons alimentaires de vos supermarchés, ils foisonnent de produits qui seront retirés du marché dans 3 ou 6 mois, faute d’avoir rencontré une demande suffisante.

Pour l’entreprise le risque commercial peut prendre des formes plus subtiles. Celui de la cannibalisation par exemple : le nouveau produit censé étendre la gamme et augmenter le chiffre d’affaires de l’entreprise peut – en cas de succès - prendre des parts de marché aux autres produits de l’entreprise et non aux concurrents.
En cas de substitution du nouveau produit à un produit plus ancien, l’entreprise peut même perdre des parts de marché, le client arbitrant entre le produit nouveau et l’ensemble des produits concurrents.
Le nouveau produit peut même brouiller l’image de l’entreprise, ce qui rejaillira sur l’ensemble des produits de sa gamme.

L’implémentation risquée des nouveaux modes de production

En ce qui concerne les innovations de procédé, le risque est en premier lieu technique : un nouveau procédé est encore souvent fragile, imparfaitement maîtrisé.
Le passage du prototype à la production industrielle (le « passage à l’échelle »), la montée en charge des équipements, font généralement apparaître des difficultés imprévues, parfois insurmontables.

Le contexte peut aussi limiter les avantages du nouveau process comme le montre Bela Gold et son équipe à propos de l’introduction de la fusion continue dans les aciéries dans les années 1960.
Les compétences pour le mettre en œuvre peuvent faire défaut, les personnels peuvent avoir des difficultés à s’adapter aux nouvelles techniques.

La nouvelle manière de produire peut même susciter des résistances violentes. On se souvient du luddisme, cette révolte d’artisans qui brisaient les machines au début de la Révolution industrielle anglaise.
Dans les années 1970 la photocomposition et l’offset transforment le travail des imprimeurs au point de déqualifier brutalement cette aristocratie ouvrière essentiellement masculine, provoquant des conflits sociaux parfois très durs.
Même constat en ce qui concerne les innovations organisationnelles qui modifient les qualifications, les statuts socio-professionnels, les hiérarchies internes, etc.
La mise en place du taylorisme et du fordisme, en déqualifiant les métiers ouvriers traditionnels, se heurtèrent à des difficultés qui ne furent résolues que par le recrutement de personnels dépourvus de toute expérience industrielle, d’immigrés dans les usines Ford de Detroit, de ruraux pour les industries françaises de grande consommation dans les années 60. Les transformations inspirées par le modèle toyotien de la lean production se heurteront aux États-Unis aux mêmes résistances des salariés et de leurs organisations syndicales. Ceci explique la migration industrielle vers des territoires plus « compréhensifs » : l’installation de Toyota dans le Vieux Sud rural, la délocalisation des firmes américaines vers le Mexique pour y tester les nouveaux concepts organisationnels dans de nouvelles usines. 


2.2. Innover pour ne pas disparaître

Ces coûts et cette incertitude de l’innovation conduisent la plupart des entreprises à ne pas prendre trop de risques et à se contenter de s’adapter aux évolutions de leur environnement socio-technique (la généralisation de l’usage des TIC, par exemple) et aux demandes des consommateurs influencés par l’offre de leurs concurrents.

2.3. L’obligation à innover



La pression des concurrents directs est évidemment la raison essentielle de cette obligation d’innover qui se confond avec l’obligation de rester compétitif.
Mais d’autres déterminants poussent aussi l’entreprise à innover « malgré elle ». Les fournisseurs modifient leur catalogue en incorporant des nouvelles technologies, les partenaires commerciaux, bancaires, financiers imposent des obligations techniques à l’entreprise, etc.
De même l’évolution de la réglementation peut imposer certaines innovations dans les caractéristiques du produit ou du process. Les réglementations européennes concernant l’hygiène, la sécurité ou la traçabilité ont par exemple contraint l’ensemble de l’industrie, de l’artisanat et du commerce agro-alimentaires à se moderniser sous peine de ne plus pouvoir exercer leur activité. La sévérisation des normes environnementales contraint aussi à des modifications de produits ou de process, comme le programme européen REACH pour la chimie.
Ainsi la grande majorité des entreprises, en particulier des PME s’adaptent à des innovations conçues et développées par d’autres. Elles se comportent en imitatrices, en suiveuses voire en suivistes.
Peut-on pour autant parler d’innovateurs « passifs » ? Pas vraiment.

De l’adaptation à l’hybridation


L’adoption est toujours une adaptation et s’adapter demande des efforts et une activité – même réduite – d’innovation. La technologie nouvelle, la modification du produit va exiger une évolution du process de production, de l’organisation du travail, de la structure de compétences de l’entreprise.
Cette adaptation est à l’origine d’un phénomène d’hybridation - pour reprendre le terme cher à Robert Boyer – phénomène qui peut lui-même être source d’innovations importantes, parfois radicales.
Dans ses mémoires, l’ingénieur Taiichi Ohno explique que le Toyota Production System ne cherchait pas à innover radicalement mais simplement à appliquer à la lettre les principes d’Henry Ford dans le contexte particulier de l’industrie japonaise des années 50. Une adaptation qui fut pourtant à l’origine d’une révolution majeure de l’organisation du travail, le « toyotisme ».

De la même manière des entreprises qui aujourd’hui innovent pour s’adapter au contexte peuvent dans le cours de ce processus d’adaptation et d’apprentissage développer des compétences qui pourront peut-être faire d’elles les innovateurs radicaux de demain.